Ce texte parut en 2013 dans la revue « Nature et Progrès ».

 

 DES MILLETS DANS MON ASSIETTE

 Par Martine Dugué, Association Terra Millet 

Au regard du réchauffement climatique, les problèmes d’eau iront croissants en agriculture. Alors que le monde entier doit faire face à cette situation, c’est en Inde que j’ai découvert les capacités de résistance à la sécheresse d’une céréale injustement dénigrée, dont la culture a été abandonnée en Europe, en Inde et en Afrique, le millet. Il est urgent de réhabiliter et moderniser l’image de cette plante : c’est l’objectif de Terra Millet,  qui vise à promouvoir cette graminée auprès de tous les acteurs concernés. 

 

UNE EXPÉRİENCE GUSTATİVE İNÉTİTE

ragi ball
ragi ball

 De mon premier voyage en Inde il y a deux ans je me souvenais, bien sûr, des fameux chappattis (galettes de blé), et des multiples préparations à base de riz, dhal (lentilles) et autres épices cuisantes. Mais mon palais en ce jour de janvier 2008 n’en a que faire. Dans une ferme reculée de l’Etat du Karnataka, assise devant mon assiette je scrute, dubitative,  cette boule de pâte marron tandis que je découvre ma toute première bouchée. Mais qu’est-ce donc ? Même si je l’apprécie, ce n’est pas tant le nouveau goût qui retient mon attention que cette émotion, ce sentiment de « nourriture première » qui me submerge, brute, sauvage, essentielle, vitale… A compter de ce jour, les plats de riz ne m’intéressent plus. Je demande à ma charmante fermière de ces fameuses boules aussi souvent que possible, puis pour chaque repas. Une réputation me précède. Et lorsque Mr Jayaram HR, propriétaire de la ferme où je réside comme wwoofer(1), me présente à ses amis écologistes de Bangalore, je suis « l’étrangère qui ne veut manger que des ragi balls », ce qui me vaut très vite le surnom de « ragi girl ».

 DES CULTURES GOURMANDES EN EAU

Cela aurait pu en rester là s’il n’y avait eu ce séjour chez Narayanna Reddy, un paysan militant écologiste respecté. Il m’apprend que le niveau de l’eau en Inde devient dramatiquement bas. Quelques jours plus tard, en pleine saison sèche, je suis surprise de voir un champ de riz abondamment irrigué par un flot d’eau pompé dans la nappe. « Ici le riz et le sucre de canne sont les cultures les plus consommatrices d’eau » m’explique-t-il.  Je suis choquée et reçoit comme un coup au ventre : jamais je n’aurais pu imaginer que manger du riz ou du sucre de canne –même cultivés bio – pouvaient avoir de telles conséquences.  « Mais tu sais, il y a des alternatives à ces cultures. Les millets en sont une. Le ragi dont tu es si friande fait partie des millets, ils se contentent de terres pauvres, de peu d’intrants et d’eau ». C’est ainsi que j’apprenais que mon plat préféré présentait aussi un grand intérêt environnemental…

LES MİLLETS İNDİSPENSABLES FACE AUX CHANGEMENTS CLİMATİQUES

Le choix des politiques agricoles met en danger les réserves en eau. Cette situation existe en Inde, mais la même problématique peut être transposée en Afrique, en Occident, ou dans n’importe quel autre pays. En Inde, depuis les années 1980 avec l’introduction progressive de l’irrigation, les champs de riz et de canne à sucre ont été favorisés au détriment des cultures traditionnelles. Les paysans se sont rués sur ces plantes à valeur marchande mais gourmandes en eau. Ils se sont mis à pomper de façon inconsidérée dans les réserves souterraines ou les cours d’eau. Narayanna(2) commente avec fatalisme : « Où j’habite nous trouvions de l’eau à 6 mètres, maintenant c’est tombé à 250 mètres, peux-tu imaginer ça ? Autrefois, les cultures de sucre de canne et de riz étaient limitées près des rivières, ou se contentaient de pluie. Maintenant tout le monde veut en produire et accéder à cette manne financière ! ». L’Inde est de loin le principal utilisateur au monde des réserves souterraines non renouvelables(3), et cela présente un réel danger.

Lors de mes visites dans diverse régions du Sud de l’Inde, je poserais souvent cette question aux paysans : « avez-vous conscience de ce qui se passe ? » - « Oui, mais ce sont des cultures qui nous permettent de dégager des bénéfices ». La prochaine génération ne pourra pas rester dans beaucoup de villages, où l’accès à l’eau potable pose déjà problème. « Nous avons peur, tout le monde creuse des puits, mais que faire ? Nous devrons quitter nos villages ! ». Alors que les millets se contentent de terres pauvres, ne demandent que peu d’intrants et d’eau, et qu’ils possèdent une grande capacité à se régénérer en cas de sécheresse…On marche sur la tête…

LES CONSÉQUENCES DU RÉCHAUFFEMENT SE FONT SENTİR

Champs de sorgo (photo DDS)
Champs de sorgo (photo DDS)

Je rencontre des acteurs qui promeuvent les millets, comme Sateesh, responsable du « Réseau National Indien des Millets » : « Si la température globale devait augmenter de 2%, le blé serait complètement absent du sol indien car c’est une plante très sensible thermiquement. Pourtant, notre sécurité alimentaire en dépend : il représente environ 40% de notre consommation ! ».

Le professeur Krhisne Gowda a travaillé pendant 40 ans sur les millets à l’Université de Bangalore. « Les fermiers se rendent compte qu’il y a quelque chose qui ne va pas dans la distribution des pluies. Dans les années 50-60, il y avait une tendance définie dans les pluies. Depuis 2-3 ans cette tendance est cassée. Le blé et le riz vont donner moins de rendements, donc pour pouvoir répondre à la demande en nourriture, l’alternative, ce sont les millets ».

LES MİLLETS N’İNTÉRESSENT Nİ LES PRODUCTEURS, Nİ LA POPULATİON

Entre autre activités, mon hôte Jayaram avec sa fondation « The Green Path » (4), essaie d’interpeller ses concitoyens sur l’importance des millets aux niveaux nutritif et environnemental. Des manifestations sur le sujet sont régulièrement organisées, et même si cela n’est pas vain, la majeure partie de la population ne s’y intéressent guère. Je découvre que beaucoup de raisons sont profondes et culturelles : les millets ont nourri de nombreux peuples depuis des millénaires, mais ils représentent aujourd’hui la culture des banlieues, des faubourgs, des gens « d’en bas », la civilisation de masse. Parce qu’ils sont consommés par des groupes sociaux défavorisés, on appelle souvent les millets « les céréales secondaires », ils symbolisent « la culture du pauvre ». Les producteurs de millets sont marginalisés et dévalorisés.

RÉVOLUTİON VERTE ET NOURRİTURE RAFFİNÉE

Que ce soit en inde ou en Afrique, l’alimentation traditionnelle a laissé place à une nourriture de plus en plus raffinée. La « Révolution Verte » a détruit la sécurité alimentaire régionale basée sur des céréales diversifiées et l’a remplacée principalement par du blé et du riz, extrêmement raffinés.

Aujourd’hui, l’Inde est classée très bas sur l’index de malnutrition mondial : 94ème sur 118 pays, à la traîne derrière le Pakistan et la Chine (5).

A l’opposé, les millets ne sont pas affinés. Ils permettent aux paysans d’être autonomes et plus résistants face aux crises alimentaires. Même si ce n’est pas la cause première, la facilité de cuisson du riz a aussi plaidé en sa faveur. Il est urgent de mettre au point de nouvelles créations culinaires à partir de millets.

 LE CAS DE L’AFRİQUE

 En héritage de la colonisation certains pays africains ont adopté la baguette, fabriquée avec du blé importé, ce qui les rend fragiles face aux cours mondiaux. Raffinée, cette baguette ne peut couvrir les besoins essentiels. Mais en Afrique aussi, les millets sont ringardisés, et les producteurs locaux peinent à écouler leur production de mil. 

 UNE HİSTOİRE COMMUNE À PROLONGER

journée mondiale de la terre avec en offrande un monticule de semences de millet chez jayaram
journée mondiale de la terre avec en offrande un monticule de semences de millet chez jayaram

Une popularisation mondiale des millets permettrait de moderniser leur image et de contribuer au travail des militants en Inde et en Afrique. Au regard de la réaction des indiens devant mon intérêt « d’occidentale », j’ai vite compris que si l’Occident se mettait à cultiver et consommer des millets, la perception des indiens sur leur héritage pourrait évoluer plus facilement ; qu’ils pourraient aisément en être fiers aux yeux de leur propre jeunesse, comme à ceux du monde.

AVANT D‘ÊTRE ÉVİNCÉS PAR LA RÉVOLUTİON VERTE, LES MİLLETS ÉTAİENT CULTİVÉS EN FRANCE

 

Je découvre en même temps avec émotion que mon grand-père en cultivait dans sa ferme tout près de la frontière vendéenne. Je suis stupéfaite, toute une tradition est en train de disparaitre. Il nous faut redonner à cette céréale la place qu’elle n’aurait jamais dû perdre, et faire revivre nos semences traditionnelles. 


NOTES :

1/wwoofing : Pour les voyageurs adeptes de l’écologie, le wwoofing consiste à échanger du travail contre le gîte et le couvert dans des fermes biologiques, à travers le monde.

2/Narayanna Reddy est interviewé par Coline Serreau dans son documentaire « Solutions locales pour désordre global ».

3/ institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires.

4/ www.thegreenpath.in

5/Institut International de Recherche sur les Politiques Alimentaires.